• Introduction 

     

     

     Le couple face à la stérilité est une question de tous les temps : comment effectuer une relecture de cette réalité complexe ?

     L’approche biologique du phénomène dans la culture moderne est-elle suffisamment exhaustive, prégnante et fascinante dans le champ de la médecine – que soit par l’assistance médicale à la procréation (AMP) ou la pratique des mères porteuses - pour nous faire oublier tout autre recours ? 

     Nous allons chercher à  prendre du recul sur la solution technologique contemporaine en en balayant les volets suivants :

    - par la tradition biblique, voir comment la stérilité interfère avec l’intériorité,

    - une analyse anthropologique  sous différents angles. D’abord, d’un point de vue historique, avec la perception de la stérilité au sein de civilisations variées (cananéenne, grecque, hindoue, romaine, …). Ensuite, d’une part, un approfondissement philosophique du caractère fondamental de la personne  dans la globalité de son être et dans la relation conjugale pourra, en ce sens, constituer une contre voie qui saisira plus parfaitement les enjeux identitaires familiaux.

    - l’altérité sexuée en dialogue dans le couple. L’analyse des valeurs qui portent à une authentique fécondité amènera à questionner le rôle du don pour chacun des partenaires. Ensuite, pour mieux comprendre la profondeur de la constitution de notre être et de la conjugalité, nous retracerons comment la découverte de soi amorcée dans une solitude originelle pourra s’accomplir par la rencontre de l’homme et de la femme. L’émerveillement réciproque dans l’authentique altérité nous délivrera alors sa source et son sens dans la reconnaissance d’un ancrage fondateur. Après avoir déployé le caractère primordial de nos êtres sexués pour envisager le bonheur du couple et de la famille, nous verrons inversement combien une perception subie voire niée de notre sexuation induirait une déstructuration  majeure pour la famille et la société et constituerait une antithèse de la fécondité.

    - le chemin de l’adoption : en particulier, la parenté adoptive sera susceptible d’ouvrir notre horizon spirituel au couple stérile. Après avoir parcouru les risques majeurs modernes encourus par la filiation, nous approfondirons la portée de notre origine. Différentes participations au don selon les dynamiques propres viendront y faire écho : pour certains, concevoir des enfants ; pour d’autres, le vivre  en le réalisant différemment. La réflexion amènera à mesurer comment le désir d’un enfant peut émaner d’une attitude juste et selon quelle voie. Commencera alors à se dessiner une orientation éthique pour le couple infertile au-delà de la seule procréation maitrisée et vécue dans le registre du projet. Au sein de cette démarche s’inscriront toutes les dimensions de l’alliance entre l’homme et la femme pour dépasser l’infertilité. A ce titre, l’adoption sera une candidate potentielle pour les couples sur leur chemin de discernement. De plus, cette forme de parenté mettra particulièrement en lumière combien la généalogie est parfois brisée par la vie.

     

    1.     La stérilité : figures archétypiques et enjeux 

     

     

     

    1.1L’identité sans le pluriel ? 

     

     Eclairons les enjeux de l’humanité dans sa conception de la manière de porter du fruit.

    Un état de solitude de l’humanité face à l’ensemble du monde créé. En effet, l’homme  n’est-il pas seul de son espèce ? La psychanalyste M. Balmary pointe, à ce sujet, que l’homme n’a « ni la contrainte de l’instinct, ni la sûreté de l’espèce » pour orienter son existence. Il n’est  pas un « être pour quelque chose » comme les animaux. Mais cette solitude, de fait, peut s’interpréter comme une première stérilité, conformément à la logique du monde naturel.

     Toutefois, ce temps mystérieux n’est pas celui d’une stérilité mais d’un renoncement à trouver un être assorti à lui-même, source d’une fécondité ultime.

    Approfondissons la compréhension  de l’altérité et de l’identité. L’étymologie du premier comporte une racine commune avec ‘autrui’ venant du latin ‘alius’ qui signifie autre. Autant la différence tend à mettre l’accent sur le changement de catégories d’êtres (choses, personnes, …) auquel on se réfère, autant parler d’autrui intègre  une similitude première  portant sur une base commune, ici l’humanité. Concernant l’identité, notons d’emblée que ce qui n’est pas le même est dit autre et que l’altérité - issue du latin ‘alterum’ en tant que forme comparative de ‘alius’ - désigne à la base le ‘encore plus autre’ dont il conviendra de se souvenir face à toute perspective d’asexuation.

     

    1.2La stérilité : signe d’aliénation ? 

     

     Dans le contexte juif, l’histoire de couples stériles dévoile les enjeux de cette épreuve : ceci renvoie au contexte et à la qualité des liens des acteurs entre conjoints ou avec leur famille.

    Voyons l’horizon d’un manque d’aptitude à s’ajuster l’un à l’autre dans  le couple avec l’analyse de M. Balmary.

    Saraï fille de Térah et demi-sœur d’Abram, est présentée comme stérile (Gn 11,30). La signification-même de son nom – « princesse de moi » - porte d’emblée au constat qu’elle est dite sienne par son père avant d’être confiée à Abram.  Au cœur de cette situation endogame  - mariage au sein du groupe – combien il parait délicat de laisser s’exprimer l’authentique altérité ! En Saraï, ce lien possessif semble être un obstacle majeur à la venue d’un enfant. Dans l’impossibilité d’être enceinte, elle « crie qu’elle n’est pas encore mariée ».

     Pour que la situation évolue, Abram devra d’abord quitter le lieu de sa naissance répondant au « Va vers toi » divin (en Gn 12,1  traduit par Rachi) : une première étape dans sa relation à Térah. Ensuite  à Canaan, Abram, en faisant passer sa femme pour sa sœur, se défait de sa qualité d’époux. A ce stade, M. Balmary analyse que «ce couple ne pouvait transmettre la vie parce que les deux époux [étaient] pris par le passé ». « Entre Abram  et Saraï, […] chacun a envoyé l’autre vers un autre partenaire sexuel » : il en a résulté une souffrance pour les tiers  et « le couple n’a pas trouvé la guérison dans ses relations sexuelles extérieures ».

     C’est dans ce contexte de  promesse de fécondité que le Seigneur exprime à Abram (Gn 17,1) qu’il deviendra « père d’une multitude de nations» et s’appellera Abraham – le ‘h’ étant signe de Dieu. Il en ira de même pour le nouveau nom de Sara-h : princesse pour tous. C’est ainsi que Sarah devient enceinte d’Abraham  (Gn 21,2) suite à la visite à Abimélekh, « homme juste qui entend la Parole différenciante » de manière à faire place à l’alliance : Abraham et Sarah enfin mariés,  l’enfant vient comme fruit d’une  relation, passée de la possession à l’altérité reconnue et assumée.

     

    1.3       La stérilité à accueillir 

     

     La stérilité est une réalité qui, objectivement, constitue une épreuve.  Comment alors en franchir les étapes pour l’assumer dans toute la réalité du couple ?  L’enjeu n’est-il pas de saisir comment développer le cœur de la relation conjugale en vivant cette souffrance dans l’unité matrimoniale et l’altérité sexuée ? Ce type de questionnement parait comme une clé précieuse de discernement face à multiples voies proposées par la culture et la technique ambiantes  contemporaines.

     L’épreuve de la stérilité ne trouve-t-elle pas une réponse adaptée dans le don de soi comme authentique fécondité ? Ainsi, des couples stériles peuvent se proposer généreusement au service de multiples situations humaines qui demandent amour et partage. Des couples sans enfant peuvent envisager de manière bénéfique de devenir famille d’accueil ou de soutenir la croissance d’enfants défavorisés. Ce sont autant de signes de la permanence de la valeur de la vie conjugale. Ce chemin rejoint pleinement la fécondité  en tant qu’ouverture de l’amour sur le tiers et comme dépassant, par sa dimension interpersonnelle, sociale et spirituelle, la seule fécondation ou l’unique fertilité. En ce sens, le philosophe P. Benoit aide à comprendre le rayonnement au travers du don qui n’est pas d’ordre parental c’est-à-dire « celui qui ne se réfère pas au donateur en tant qu’origine [mais qui indique] un engendrement du sujet comme sujet». Au sein de ce jaillissement de liberté se dévoile la richesse de l’altérité.

     D’autre part, une approche philosophique de la stérilité peut aider à réfléchir à la modalité de l’accueil  de la stérilité : pourquoi ne pas dépasser l’assimilation courante de l’infertilité à une maladie ? Ainsi, l’analyse de C. Pelluchon en atteste dans son ouverture à la transcendance de l’autre : « La stérilité est-elle une maladie qu’il faut absolument guérir ou simplement un handicap ? [En fait,] la procréation médicalement assistée […] ne traite pas la stérilité mais la ‘contourne’ […] C’est pourquoi le terme ‘handicap’ est préférable à celui de ‘maladie’ [; ainsi,] on ouvre la porte à d’autres moyens non médicaux de gérer ce handicap, comme l’adoption. La définition de la stérilité détermine les réactions des individus et les réponses que la société leur apporte.»

     Cette philosophe insiste donc sur un horizon au-delà de la seule solution médicale et éclaire sur  un enjeu fondateur de notre société confrontée à la vulnérabilité : « L’usage du diagnostic prénatal suivi d’un avortement quand l’enfant est trisomique [est encouragé] par le libéralisme [sous prétexte que] l’enfant ‘sain’ a plus de liberté que l’enfant handicapé. […] Cette sacralisation du choix traduit le refus du hasard et de la différence [...]  Cette incapacité à penser l’altérité […] est le contraire d’une éducation à la finitude. »

     Ce questionnement permet de mettre en perspective le sens de l’accueil de l’altérité de l’enfant dans un contexte ambiant de biotechnologies à caractère prédictif probabiliste largement proposées aux couples confrontés à une stérilité.

     Cette première approche plutôt phénoménologique dans la lignée d’E. Lévinas encourage à prolonger la réflexion  selon une anthropologie réaliste : inviter  les époux, dans l’incapacité à donner biologiquement la vie, à la disponibilité en vue d’une transmission de la vie.  D’ailleurs, le chemin emprunté par certains couples ouverts à l’adoption d’enfants constitue  une forme de réponse à un légitime désir d’enfant et devant la situation de nombreux enfants orphelins qui ont besoin d'un foyer domestique pour leur adéquate croissance humaine. Selon A. Mattheeuws en préface d’un ouvrage de P.Y. Camiade sur l’adoption, l’expression de cet élan est  « le contraire de l’obtention de l’enfant à tout prix, de l’enfant rêvé, de l’enfant parfait, de l’enfant de nos désirs. Ce geste personnel et social [est] comme l’antidote symbolique de la culture de « l’enfant quand je le veux et comme je le veux ». Il est également précisé que « la symbolique interne qui sous-tend ce geste social » [explique] qu’il est si difficile d’adopter et de vivre l’adoption en vérité ».

     Dans ce contexte de l’adoption, il parait alors d’autant plus riche de questionner non seulement la richesse de la vérité de la relation à l’altérité nouvelle dans la famille, mais également la profondeur de l’unité conjugale pour envisager un tel chemin de couple. Ainsi, les conjoints confrontés à la  souffrance de la stérilité pourront, à défaut de considérer des solutions techniques invasives dans leur intimité, favoriser leur respect réciproque – voire même au détour d’une aide à la procréation dans le respect du lien entre la sexualité et la transmission de la vie (naprotechnology) - et approfondir leur relation conjugale.  Nous touchons ici à la signification de la chasteté conjugale et du refus de séparer radicalement l’union conjugale et son ouverture à la procréation.  Est en jeu le respect de la vérité fondatrice de l’acte matrimonial qui signifie l’intégration réussie de la sexualité dans la personne et par là l’unité intérieure de l’homme dans son être corporel et spirituel .  Ainsi, se dévoile son rôle essentiel dans l’expression du sens intégral de la donation mutuelle et de la procréation. C’est en empruntant un chemin analogue de liberté et de profond respect mutuel que pourra alors s’éclairer la vulnérabilité inhérente à la stérilité tout en refusant la voie de la maitrise de la ‘procréatique’– pour désigner l’ensemble des techniques de procréation assistée. La procréation humaine est  un acte personnel du couple homme-femme qui n’admet aucune forme de délégation substitutive.  

     Penchons-nous plus précisément sur la chasteté en tant qu’attitude consistant à voir en l’autre d’abord le « partenaire avant d’être corps » perçu dans le désir charnel. N’est-ce pas dans cette « disposition d’accueil du corps de l’autre » que se réalise la vraie liberté d’ouverture à l’altérité conjugale ? En effet, le désir pour lui-même constitue un obstacle à la rencontre, à la révélation de l’autre. Ainsi, X. Lacroix éclaire le sens éthique de l’attente - vécue dans la chasteté, la continence ou la virginité selon les états de vie – et de la fidélité révélatrices de la durée. D’ailleurs, on y découvre le rôle central de la parole et l’importance d’un partage des valeurs pour aller vers la vérité  de « l’altérité de l’autre. Oser passer de l’autre idéalisé à l’autre incarné […] avec ses manques et ses défauts» ? L’auteur continue en précisant que « l’amour n’est pas seulement passion ou émotion, passivité ; il est aussi construction, création  » à travers les obstacles qui mobilisent la réponse de notre être libre. Par conséquent, le désir creusé par l’attente et empreint de maitrise trouve son ajustement dans la subordination à l’amour chaste porté par la rencontre de l’autre.

     Cette voie de réflexion aide à prendre conscience de l’intimité engageante de l’union   rendue digne dans le don réciproque par lequel les époux s’enrichissent tous les deux dans la joie et la reconnaissance   : quelle belle caractéristique de l’appel authentique à la responsabilité des époux à l’égard l’un de l’autre et dans leur situation de parent !

    « La paternité et la maternité responsables supposent un objet de responsabilité antérieure aux parents et reconnue par eux [alors que] la  référence actuelle à un projet parental […] en matière de procréation assistée [ou] de destination d’embryons congelés traduit une inversion de cet ordre d’antériorité. L’enfant relatif à un projet cesse d’être premier et devient réalisation de la volonté parentale» (J. Lafitte). Cette formulation éclaire le fondement de la beauté conjugale dans sa fécondité aussi bien adoptive que naturelle.

     Néanmoins, dans le souci d’être fidèle à la réalité de la stérilité et de l’adoption, ne négligeons pas une vision historique de la différence sexuée et de la dimension du mariage. Se préciseront ainsi les évolutions et les diversités d’approche  de la stérilité au cours du temps et des conditions d’intégration sociale de l’adoption.

     


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