• 2.     Approfondissement des réalités anthropologiques du mariage dans l’accueil de la stérilité 

     

     

    2.1La Stérilité, de l’Antiquité à la modernité 

     

     A toute époque, la manière de vivre les relations de couple ou d’appréhender l’altérité sexuée ont été des questions connexes. Selon la nature et le degré de leurs liens, ont émergées des dynamiques porteuses de fruit ou de repli sur soi. L’adoption fera l’objet d’une analyse plus spécifique sur les contextes historiques qui y ont été favorables.

     

    2.1.1           La stérilité  dans les cultures  antiques : gnose androgyne et refus de la dignité du couple 

     

     

     Les paganismes antiques établissaient un lien entre la fertilité humaine et celle du cosmos : c’est ainsi que les cultures cananéennes pratiquaient la hiérogamie, forme de divinisation sexuelle. Dans ce contexte,  « les anciennes interprétations humaines de la sexualité semblent […] avoir été sacrales […] liées à l’appréhension des actes et sensations de l’union comme lieux d’un redoutable contact avec l’absolu » (X. Lacroix). En étant réduite à une participation à une énergie divine, la sexualité n’est pas de l’ordre de la relation. Enfermées dans la pulsion du désir, ces approches ne laissent pas de place à la « personne aimée [en tant que] partenaire d’une alliance » et s’éloignent de la condition qui permettrait  que « fantasme, passion et don mutuel de l’amour […] échappent à la concupiscence» (A. Guggenheim) ; un tel contexte est antagoniste du «dévoilement de la valeur de la personne [qui] demande le discernement de la vertu de chasteté ».

     Avant l’avènement du christianisme, la philosophie se manifestait beaucoup par des  courants gnostiques. Basés sur une connaissance  ésotérique, réservée à un petit nombre d'hommes parfaits, ils prônaient un savoir initiatique afin de dépasser le ‘soi’ et la finitude. En conséquence, la chair comme situation de la condition humaine y est considérée comme une punition. Ce dualisme fait d’ailleurs l’objet d’une analyse par H. Jonas :   «Le démiurge [principe inférieur] créa le monde par ignorance et par passion. […] Rien du caractère vénérable du cosmos grec. […] La puissance du cosmos est aliénation». Ainsi, se précise la tendance gnostique dans sa visée transgressive, illustrée par exemple par  un libéralisme sexuel.

     Pour mieux situer la vision de  la sexualité selon  la gnose, il conviendra de noter que la différenciation sexuelle entre homme et femme y est issue de la création mauvaise et que toute vie est soit androgyne, soit hermaphrodite. Dans le Traité gnostique ‘Protennoia Trimorphique’ datant du 2ème siècle, le personnage de la Pensée primordiale se décrit ainsi : « Je suis androgyne.  Je suis à la fois Mère et Père, puisque je copule avec moi-même. C’est à travers moi seule que le Tout se maintient fermement » tel que cité par  P. Elaine. Ainsi, l'homme doit imiter l'Homme androgyne primordial. Pourtant, paradoxalement comme l’analyse avec réalisme P. Moreau : « Dans la nature [du monde vivant], les escargots, qui sont hermaphrodites et qui pourraient assurer  leur autofécondation s’accouplent […] comme si la nature voulait, non pas une simple reproduction, mais un perpétuel renouvellement génétique » (P. Moreau). Quelle voie anthropologique se dégage de l’androgyne ? S’il s’engendre c’est par parthénogenèse et en vue d’un être identique : une vision négative et désespérante de l’amour de l’autre. Nous sommes alors aux antipodes du jeu de l’attente au sein de la différence sexuée. Combien la connaissance scientifique acquise depuis lors vient appuyer l’affirmation réaliste philosophique selon laquelle  «L’humain est sexué de part en part : il n’y a ontologiquement ni neutre, ni hermaphrodite chez l’homme (alors qu’on peut se ressentir  psychologiquement  comme indifférent, ambivalent, voire androgyne) » (O. Boulnois). Dès le premier instant, le zygote déjà sexuellement déterminé sera un homme ou une femme unique : il ne s’agit pas d’un embryon indifférencié. 

     C’est également sur ce mythe androgyne que vient s’ancrer la figure de Narcisse dans son désir de fusion et de toute-puissance dans le déni de la différence des sexes. Ce concept de bisexualité fait également partie intégrante des mythes fondateurs du bouddhisme. 

    Plusieurs siècles avant J.C, la sagesse stoïcienne percevait déjà l’être humain comme ‘citoyen du monde’ en respectant l’uni-diversité. Cette vision conjuguant la rationalité et la capacité à surmonter les inclinations naturelles était déjà une étape importante puisque déjà « la nature […] possède une certaine normativité, ce  qui fonde l’égalité de dignité entre l’homme et la femme et [accorde une grande] importance […] à la femme au grand scandale des romains » (L. Gallinari).

     En termes de droit de la famille, des parallèles peuvent être établis entre les civilisations romaines, grecques et même hindoues sur le rôle de la femme et de son mariage comme l’a montré l’historien Fustel de Coulanges. Ainsi, l’union conjugale signifiait que la femme devait servir les divinités des ancêtres de son mari : cette finalité dans le registre religieux prenait particulièrement sens dans le culte voué aux morts, envers lesquels l’introduction aux rites était une quasi adoption, comme une seconde naissance. La force de ce lien allait dans le monde grec jusqu’à l’interdiction de la polygamie et du divorce. Dans le droit romain, la répudiation comme forme de divorce – d’abord unilatéral à l’initiative de l’homme - apparut comme une extension de la loi antérieure : les griefs majeurs invoqués comme motifs étaient une stérilité – dont la femme était généralement accusée – ou une tentative d’avortement ; la loi hindoue allait même jusqu’à prescrire de remplacer la femme stérile au bout de huit ans. Dans ces cultures, le contexte du mariage consistait à donner naissance à un enfant, supposé apte à perpétuer le culte rendu aux morts, ce qui incombe au rôle du fils. C’est ainsi que se justifiait la voie de l’adoption en l’absence de fils issu du mariage pour que la descendance ne s’éteigne pas dans un souci de lien du culte, prépondérant sur le lien du sang. Aussi bien en  Inde qu’à Athènes ou à Rome, cette ouverture ne se justifiait que pour un fils ; à Rome, sous Gaïus, une filiation masculine naturelle et simultanément adoptive fut permise.

     

    2.1.2           Nouveauté et limite de la culture judéo-chrétienne : entre mariage-sacrement et excès du patriarcat 

     

     Intervient ensuite la vision judéo-chrétienne qui se sépare clairement de l’approche d’émanation du divin inhérente aux paganismes antiques ou au panthéisme hindou : la théologie éclaire les distinctions de nature entre le divin et l’humain avec la dimension spécifiquement chrétienne de l’Incarnation du Verbe. Il  en résultera une anthropologie  du mariage qui intègre   l’être humain dans son unité et son unicité : la relation personnelle amoureuse est alors appelée à trouver sa véritable place. La relation matrimoniale était alors  porteuse d’un sens de progrès dans la perception de l’amour. Ce sera en 1804 dans le Code Civil que seront inscrites la protection de la femme et la mutuelle assistance – même si leur exercice n’était pas encore égalitaire.  Mais, avant cela, la rencontre de la religion et de la raison avec l’époque patristique (4è-7è s.) et avec le renouveau théologico-aristotélicien de la période médiévale permettra d’approfondir la sacramentalité du mariage. Au Moyen-Age, le  lien matrimonial était perçu comme un « contrat consensuel. La pratique des mariages clandestins […] était devenue un véritable fléau, nécessitant une réforme » pour limiter les abandons en vue d’autres unions.  Le Concile de Trente en 1563 prévoira alors la présence d’un prêtre légitime et de deux ou trois témoins […] pour la licéité des mariages, mais encore pour leur validité », ce qui aura pour « effet de limiter les mariages forcés […] et de sauvegarder […] le plein consentement des contractants.  Il faudra néanmoins attendre le 20ème siècle pour que soit vraiment abordé, sur  le plan anthropologique,  la question  des enfants comme l’une des fins du mariage et l’attention toute particulière à la dignité de la femme. C’est justement cette incomplétude  de perception de la finalité qui a occasionné des situations de souffrance conjugale, à l’exemple de Jeanne de France au XVème siècle. Celle-ci est non seulement privée de l’affection  de son père Louis XI qui désire un fils mais encore est séparée à cinq ans de sa mère qui avait perçu sa vocation religieuse. De plus, elle est atteinte d’une difformité.  Par respect de la volonté de son  père, elle se marie pour l’intérêt du royaume. Malgré les humiliations de son mari Louis d’Orléans, elle lui garde une constante fidélité d’amour et celui-ci dira d’ailleurs plus tard : «  Je me hais moi-même de haïr une personne qui m'a toujours constamment aimé ». Devenu le roi Louis XII, il demande que son mariage soit reconnu comme non valide au prétexte d’une prétendue stérilité de Jeanne : il lui préfère alors Anne de Bretagne pour des intérêts politiques. Jeanne choisit alors la vie consacrée et fonde la congrégation de l’Annonciade ; à sa mort, le roi se convertit avant de  devenir le ‘père du peuple’. Jeanne sera canonisée en 1950.

     Face à l’accusation par son époux d’une prétendue  stérilité, Jeanne répond par une paradoxale fécondité : son amour pour son mari,  et son engagement dans la vie consacrée dont un des fruits est la conversion du  roi.

    En Occident, le mariage comme institution a connu son développement au sein de la culture judéo-chrétienne. Toutefois, le contexte historique prit la forme du patriarcat avec le pouvoir conféré au père ; malheureusement, ce fut au détriment de l’authentique autorité porteuse d’une signification relationnelle féconde pour l’épouse et pour l’enfant. Sous ce mode d’exercice, le mariage peut être l’objet d’une critique puisqu’il renonce à une quête de sens de la conjugalité qui intégrerait la dignité de chacun des membres de la famille. Se préfigure alors un visage matrimonial que nous préciserons davantage, à savoir celui de la reconnaissance fondamentale de la valeur de chacun, de la sexualité, du couple, de la parenté et de la société.

     La culture judéo-chrétienne  s’est aussi souvent trouvée obscurcie par les enjeux de territoire et d’héritage. C’est ainsi que la stérilité ou la chasteté étaient invoquées pour procéder à un procès en nullité du mariage ou plus rarement à un divorce ou enfin pour envisager l’adoption. Concernant l’adoption, Napoléon l’a autorisé dans le Code Civil en vue de la transmission patrimoniale  et seulement  entre adultes d’au moins 28 ans. Il ne s’agissait plus de justifier d’un lien avec une stérilité mais d’une désignation d’héritier. Le contexte de l’adoption changea en France à l’issue de la 1ère guerre mondiale, source de nombreuses situations d’enfants orphelins.

     

    2.1.3           Bouleversement du cartésianisme : vers un utilitarisme infécond pour l’être humain 

     

     Descartes est essentiellement connu pour avoir révolutionné l’approche scientifique avec l’apport indéniable des méthodes efficaces propres à l’observation et à la théorisation. Néanmoins, cette démarche « fait disparaitre la distinction de l’animé et de l’inanimé. […]l’unité psychophysique de la vie [est] perdue en raison du divorce du matériel et du mental depuis Descartes. […] Dans [cette] conception de la nature animale, le point de départ est une certaine structure mécanique et la vie de l’animal est fonction de cette structure » (H. Jonas). Telle est la manière par laquelle s’exprime la pensée de H. Jonas qui, pour sa part, met l’accent sur le principe d’unité du monde vivant manifesté dans le métabolisme, qui constitue, pour lui, comme une préfiguration de la relation avec l’environnement. De manière plus large, ce souci de la cohésion du vivant peut constituer un tremplin pour prendre conscience du saut ontologique  que signe l’avènement de l’homme parmi les vivants : l’être humain ne se réduit ni à ce que l’on en mesure, ni à sa théorisation scientifique aussi pointue soit elle.

     Outre l’intérêt de la raison cartésienne et de la logique mathématique associée dans le domaine des sciences, il conviendra de veiller à ce qu’il n’occulte pas d’autres dimensions de la réalité dont nous nous attacherons ultérieurement à montrer la richesse afin de mieux comprendre la stérilité. Notons, dès à présent, que la base cartésienne constitue le socle d’une éthique utilitariste, consistant à maximiser la satisfaction des désirs d’une majorité d’individus et à déployer corrélativement les biotechnologies contemporaines allant jusqu’à une forme de marchandisation du corps. Comment ne pas voir, dans une telle dérive aux prétentions prométhéennes, une atteinte à la fécondité intérieure de chaque être personnel, de sa vie conjugale et familiale quand il y a omission d’ordonner le progrès à la vie du plus vulnérable ? En effet, la seule efficacité performative peut intrinsèquement porter alors préjudice à la réalité de l’altérité. 

     

    2.1.4           Visions contemporaines sécularisées et humanistes : progrès ou appauvrissement 

     

     La réalité du couple actuel est également traduite selon différents axes de pensée émanant pour certains du rationalisme du XIXème siècle.

     L’existentialisme, par son rejet de la  nature humaine au prétexte de l’essence prédéterminée qu’elle induirait, rejoint la soif de transgression inhérente au gnosticisme.  H. Jonas  le rapprochera du rationalisme de Descartes, en écrivant que l’absence de dignité reconnue à la nature de l’homme « reflète le dénuement spirituel de la nature entre les mains de la science physique, […] en commun avec le mépris gnostique de la nature». Dans le contexte de la sexualité, cette primauté de la liberté contribue à une « conception moniste de la corporéité [selon laquelle] le corps épuise la totalité de l’homme […] et de ses expériences » (E. Sgreccia) jusqu’au risque d’une indifférence à l’altérité sexuée. De plus, l’enfant court le risque d’être vu par le couple  - ou de manière élargie par le duo dans une sexualité homologue – comme un projet puisque  la liberté-émancipation constitue, dans cet horizon existentialiste,  la personne. Ceci peut faire écho à la vision sartrienne où la  maitrise du devenir immanent est implicitement rattachée à une  angoisse pour soi.

     A partir de là, s’est dégagée la phénoménologie à laquelle se rattache, en particulier, E. Lévinas et où se manifeste une ouverture à la transcendance qui « permet de s’évader d’un savoir [ ;] elle est sortie de soi […] pour entrer en relation avec l’altérité tout en restant infiniment séparé  car l’autre est  infiniment autre ». Cette voie consiste en un travail d’intersubjectivité qui insiste sur la responsabilité envers l’autre, mais mêlée à  une intégration délicate du désir à l’unité de la personne. Sur ce point, il est néanmoins intéressant de  constater que K. Wojtyla  avait approfondi les éléments du personnalisme en dialogue avec la phénoménologie pour voir dans le désir un  « lien naturel et étroit à la raison et à la relation avec la vérité ». A ce titre, l’attitude chaste du couple Maritain traduisait sûrement l’expression de Jacques envers son épouse : « Cherchez-moi où j'aime et suis aimé, dans le cœur de ma Raïssa bénie » et qui rajoutait « L'amour fou peut rayonner au sein d'une vie moralement droite et soumise à l'ordre de la Charité ». Ainsi, peut se dessiner une juste subordination du corps à l’esprit en vue du bonheur de l’autre.

     C’est sur une option toute autre, à savoir le primat du néant existentialiste, que s’est inscrit le nihilisme moderne qui, de surcroit, élimine tout reliquat de métaphysique pour considérer l’homme comme un accident de la nature. Sur un fond de forte sécularisation, la volonté de puissance prométhéenne y est accrue en évinçant le bien en soi et le sens d’une éternité. Derrière cette ambition, il apparait que  l’être auto-suffisant et auto-fondé concourt, en fait, au   désenchantement   d’un monde sécularisé dans un refus de la transcendance (cf Kristeva en fin de &2.1.4). Qu’est alors devenu, dans ce contexte, l’émerveillement qui féconde la vie de l’intelligence et le sens donné à la procréation puisque la réalité de la filiation y est battue en brèche ?

     L’empreinte néo-gnostique déjà présente chez Nietzsche sera amplifiée plus récemment encore dans les monismes spiritualistes que sont le courant du Nouvel-Age et le post-humanisme présents dans la culture ambiante à compter de la 2ème moitié du XXème siècle, avec le constructivisme du ‘gender’. Le Nouvel-Age, quant à lui, considère, par essence, une forme de panthéisme où la divinisation des êtres est déjà effective dans une émanation fusionnelle. Dans le syncrétisme religieux qu’il opère, ce courant abandonne le sens profond de l’être incarné qui perd alors son unicité diluée dans une Energie Cosmique conceptuelle. Alors, le rôle de l’altérité – de l’homme, de la femme mais aussi celle de l’enfant - et  le sens de la  rencontre conjugale sont  comme effacés dans le Grand Tout hérité des philosophies orientales.

     En parallèle, la raison cartésienne a cédé la place à la techno-science qui tend à vouloir évacuer le travail épistémologique de discernement des limites de bien-fondé du savoir-faire. Le post-humanisme accompagne cette métamorphose en intégrant une part d’imprédictibilité croissante dans l’univers des processus techniques. Dans le domaine médical, l’importance donnée collectivement aux tests effectués lors des grossesses – qui sont de l’ordre du diagnostic probabiliste - en témoigne  : la définition de seuils de risque établis statistiquement se révèle comme un facteur d’anxiété et de décisions parfois irréversibles pour les couples. De manière plus large, comment s’articulent des biotechnologies pointues avec le consentement à la vie embryonnaire ? L’enjeu de ce courant de pensée tend à être en résonance avec  le fantasme  d’être délivré de la finitude biologique : le brouillage d’identité induit ne parait alors pas si éloigné du nihilisme nietzschéen et de ses prolongements dans la déstructuration de l’être. C’est d’ailleurs dans cette visée transgressive de la nature humaine jusqu’à  «éliminer le  corps  au seul profit de  l’esprit » (J.M Besnier) que resurgit une gnose moderne proche du platonisme ou du Nouvel Age. Faisant référence à J. Habermas, cet auteur caractérise ce courant comme une sortie de l’intersubjectivité  qui invite à échapper, par exemple, à la sexualité humaine en prônant une exclusive anthropologie technique d’auto-production. Selon cette analyse, le clonage et l’ectogenèse – suite à la promesse d’un utérus artificiel – dispenseraient de la « honte prométhéenne » de notre propre origine naturelle « devant l’humiliante qualité des choses » (Anders  avant 1960). Comment imaginer davantage de déstructuration de l’altérité  dans le couple  telle qu’avérée dans le refus des réalités naturelles de la procréation et de la naissance ? D’où l’importance de réaliser à quelle intensité de vide relationnel mène la cybersexualité, poussée jusqu’au recours de robots androïdes, emblématiquement aux antipodes de la chasteté authentique. Face à ce constat, un lien peut alors s’établir avec le courant du  gender’, dont l’une de ses instigatrices  J. Butler, conteste « les frontières  [d’espèce] comme ontologiques ». Plus précisément, l’enjeu du ‘gender’ radicalisé consiste à nier la  différence sexuelle et à la remplacer par le primat de  l’orientation sexuelle, illustrant une vision hégémonique de la culture aux dépens de la nature. Au nom d’un égalitarisme injustifié, les vocations de père et de mère y sont considérées comme insignifiantes. D’ailleurs, à la suite de la loi Taubira (2013) ouvrant le mariage à tout duo indépendant du sexe, le conseil de Paris en avril 2018 a fragilisé ces identités de parent. En effet, il a changé le libellé des demandes d’état civil en substituant à ‘père’ et ‘mère’ la pauvre logique numérique de ‘parent n.i’ … pour l’instant limitée à deux !

     Face aux révolutions anthropologiques familiales et sociales induites par la sécularisation moderne, la philosophe J. Kristeva dénonce les « dérives sectaires, technicistes et négationnistes » et défend une « refondation permanente de l’humanisme [en tant que]  rencontre des   différences culturelles [dans le respect] des universaux ». Elle met en exergue que la fécondité d’un pacte entre les hommes nécessite des « codes moraux  immémoriaux » traduits dans « des interdits et des limites ».  En particulier, ce nouvel humanisme intègre la solidarité dans le « souci amoureux d’autrui » comme une réponse à l’illusion de la « biologie émancipant les femmes, [du] laisser-aller  de la technique et de […] l’impuissance du modèle démocratique» ; l’expression d’« expérience intérieure » manifeste aussi son combat contre « l’automatisation en cours de l’espèce humaine ». De plus, cette philosophe  se penche sur la dimension féminine du lien  entre la mère et l’enfant  où la continuité biologique devient  « sens, altérité et parole ».

     A partir de cette approche humaniste critique de J. Kristeva à l’égard de la sécularisation, la valeur de la transcendance de l’être resurgit, comme une voie vers la métaphysique chère à tant de philosophes d’avant la Renaissance. Mettons en œuvre ce regard pour mieux saisir l’enjeu de l’altérité familiale.

     

    2.2Une métaphysique de la stérilité nous ouvre à une méta fécondité 

     

     La métaphysique est comme un «  ‘au-dedans’ de l’expérience du réel », ici relative à la stérilité et à la richesse de la fécondité. En réalisant l’ampleur des  limites de la seule immanence, elle va nous aider à décrire la réalité du couple dans une alliance, en tant que chemin vers un meilleur acquiescement à nos imperfections dans l’humble reconnaissance de nos vulnérabilités. Cherchons ainsi à distinguer les dimensions de la personne et de l’amour caractéristiques d’une croissance vers le mieux-être relationnel.

     

    2.2.1           Approfondissement  de la stérilité et de la fécondité en regard de l’unité du couple 

     

     Envisageons d’abord des situations où se manifestent des limites à l’exercice de la conjugalité.

     Le mode de relation dans lequel un conjoint attend de l’autre qu’il vienne combler ses propres manques exprime plutôt une forme d’enfermement ainsi qu’une opposition  à la ‘naissance-ouverture’ de la nouveauté de la dimension d’époux. N’est-ce pas cet univers clos dans l’immanence qui guette la relation vécue dans la seule complémentarité, signifiant comme une toute-puissance exprimée à deux ?  Dans cette fermeture à deux, peut venir également s’insérer la situation des couples liés par la consanguinité, comme l’exprime Lévi-Strauss: « La pratique des mariages étroitement consanguins ferait éclater le groupe social en une  multitude de  familles closes sur elles-mêmes ». Cette situation pourra être rapprochée de l’endogamie des peuples sémites du temps d’Abram (supra 1.2.).

     La relation au sein du couple peut également tendre à effacer l’unité constitutive de chacun des membres. Or, n’est-ce pas par peur de la solitude, en refusant de découvrir ce qui nous habite personnellement, que s’insinue le risque d’un oubli du propre fondement de notre être avec l’expression de ses besoins de cohérence ? Ceci requiert un questionnement pour discerner le risque  d’une relation qui serait auto-suffisante.

     La relation de couple vécue comme une domination trahit, pour sa part, une volonté d’incorporation : or, comme nous le signifie M. Balmary, il s’agit de réaliser combien « manger est l’acte le plus dédifférenciant » , source de confusion destructrice entre uniformité et unité. Nous avons déjà cité cette situation dans le contexte historique abusivement patriarcal (supra 2.1.2.) et cela pourra nous guider vers la juste place de l’altérité sexuée comme modèle – norme pour l’action – en gardant le cap sur la source – comme référence de sens - de la conjugalité.

     Une autre réduction du rôle du conjoint peut consister à tout attendre de lui comme un dû, en particulier dans l’attente d’un enfant. Dès lors, combien il pourra être difficile de laisser la place à l’émerveillement réciproque dans le couple. Cette dérive vers la réification du conjoint s’avère contraire à l’unité fondamentale du couple. Ceci peut d’ailleurs rejoindre une vigilance à exercer sur la signification d’une « apologie du matriciel ». En ce sens, X. Lacroix invite d’une part à être critique face à un « naturalisme biologique où le corps dicterait purement et simplement ses lois au devenir subjectif  ». D’autre part, il conseille de renoncer à une « métaphysique des sexes » telle que l’induirait leur absolutisation : cette forme d’ «exaltation [qui] peut cacher une dépréciation » où la  «  sexualité est menacée de banalisation [dans un] affadissement du sens et de négation de sa part de mystère ». En effet, envisager une relation conjugale  saine requiert de préserver le sujet constitutif en chacun des partenaires.

     Le couple peut également être appréhendé dans sa dynamique de procréation. Ainsi, dans des cas de contraception, de procréation assistée hétérologue ou d’avortement, la femme peut se trouver seule face à la maitrise vis-à-vis de l’engendrement : l’homme est, de la sorte, rendu contingent. Par analogie, l’inceste comme refus d’un « renoncement institutionnalisé à la mère [contrarie] la maturité subjective » (O. Rey)  du garçon ; cette forte transgression peut attester d’une absence d’intégration de la différence sexuelle dans le couple parental, en particulier en tant qu’obstacle à l’émergence de la fonction paternelle.

     Des dissociations  essentielles viennent également contribuer à la réflexion métaphysique sur la stérilité : celle entre la procréation et la sexualité (contraception, avortement, …) et celle entre le couple et la parenté (divorce). Elles constituent de véritables atteintes à l’unité métaphysique constitutive  du couple et de la famille.

     Pour mieux cerner ces horizons qui desservent l’unité conjugale, il est intéressant de distinguer les formes de stérilité selon la nature du lien qu’elles suscitent vis-à-vis de la rencontre intime sexuée. D’une part, celles d’ordre biologique peuvent servir de prétexte à une brisure entre les êtres dans un registre soit corporel (abstinence) soit de rupture d’engagement (divorce). Ces situations rappellent la vigilance à ne pas confondre une incapacité biologique à être géniteur et le sens-même de l’acte conjugal – ouvert par intention à la vie - qui n’est nullement dénaturé puisque ordonné  (mais sans exclusivité) à la procréation. D’autre part, celles qui résultent d’une intention des acteurs : soit issues des techniques de procréation fermées à la venue de la vie (contraception, IVG, embryons congelés lors d’AMP), soit au sein des duos homosexuels dont la constitution est, par nature, stérile.

    P. Benoit dans sa thèse sur la question de la paternité développe ce qui sous-tend les AMP qui « prétendent à une conception adoptive de la paternité. En réalité, les AMP « engagent un déni de paternité naturelle et intégrale parce que la volonté des AMP est vouloir d’une paternité mutilée, alors que, par comparaison, l’adoption est vouloir d’une paternité réelle pour l’enfant, meilleure que l’absence de paternité. La représentation technicienne de l’origine ontologique est celle qui efface le plus l’amour comme sens de l’origine ».

     Ces réflexions sur les larges incidences d’une stérilité de couple vont aider à mieux saisir la réalité de la méta-fécondité de l’alliance. Pour faire face aux dérives émanant d’un individualisme où l’hédonisme et l’émancipation sont premiers, éveillons-nous à la juste conjonction de « la nature, la culture et la liberté » (X. Lacroix) pour une alliance féconde. Nous verrons quelles dimensions de l’être sont à approfondir et à articuler pour favoriser l’harmonie dans l’interdépendance conjugale.

     Déjà au sein de la vie  en  société, l’altérité sexuée est un élément clé de richesse et de collaboration. Sous cette forme, se manifeste l’inséparabilité de l’unité et de la diversité. L’in-connaissance entre l’homme et la femme dans le couple est fondamentale pour mieux appréhender l’humanité plurielle. Ainsi, elle contribue à éviter l’écueil d’une prétendue uniformité fusionnelle ou d’une confusion dommageable.

     Prolongeant cette  vision ontologique de la diversité, examinons des dispositions propres au masculin et au féminin. La femme est « accueil, enveloppement de ce qui est donné » (P. Benoit) et se dessine comme l’ « appel au don de l’être humain ». E. Stein écrivait que « le corps de la femme est fait pour être ‘une seule chair’ et pour nourrir la vie humaine ». La femme est désignée comme « médiatrice de l’humain ». Cette approche phénoménologique permet de reconnaitre en la féminité le désir de donner et de recevoir l’amour et l‘aspiration à être emportée au-delà de l’existence concrète. Pour sa part, l’homme « possède un amour qui donne, un désir qui force et transforme » ; sa paternité, à défaut d’exprimer une expérience anatomique, « est médiatisée par la parole échangée avec la mère » : il s’agit pour lui de faire « alliance avec une femme [dans] une parole commune sur la chair ». Nous pourrons noter combien le sens de cette intériorité est aussi commun aux couples stériles devenus parents adoptifs en accueillant l’enfant.

     Pour aller au-delà, il parait constructif d’observer que la fidélité et la liberté constituent deux piliers de cette unité et qu’ils sont indispensables à l’unification respective des êtres. A partir de cette perspective, il sera alors plus aisé de comprendre l’authentique sujet – ou plus précisément la personne - en chacun des conjoints : une autonomie, qui sans être absolutisée, est une condition clé pour une juste place au  « désir [qui] révèle les valeurs et ne les fonde pas » (M. Dupuy).  Cette approche métaphysique réaliste vise à l’unification de l’être, en dépassant la phénoménologie toutefois riche de son intuition du lien entre l’âme et le corps ; elle incite à réaliser notre unité ontologique au-delà des limites de l’expérience.

     C’est alors que la liberté authentique – soucieuse du bien  - pourra être saisie comme  une qualité de l’être  dans un appel transcendant et orienté vers la vérité dans la recherche des valeurs et dans un amour altruiste. Le support de l’anthropologie réaliste personnaliste permet d’insister sur l’articulation fondamentale entre  l’engagement de la liberté des époux et  la valeur de l’acte conjugal dans le don indissociable du corps et de l’esprit. Echappant ainsi au mépris de la concupiscence, les deux époux, en tant que sujets unifiés et unis entre eux, pourront tendre vers une harmonie  de relation.

     Pour compléter l’articulation entre l’unité et la diversité intraconjugale, essayons d’approfondir le rôle de la dignité ontologique de l’être reconnu dans son unicité : l’engagement des êtres dans leur conjugalité exprime leur réciproque responsabilité. Ce dynamisme, certes exigeant, est appelé à s’exercer dans leur amour en étant confiés mutuellement l’un à l’autre, mais aussi comme lieu d’une vie nouvelle qui dépasse le seul épanouissement de soi. C’est dans le registre du consentement mutuel  que se situe la quête éthique de l’amour-don confié aux époux.

     L’altérité du couple appelle à une réflexion sur l’identité du fruit de leur relation.

     

    2.2.2           La stérilité et la fécondité dans  le devenir   

     

     Le devenir de l’enfant dans son identité dépend de la qualité de son accueil au sein de la famille. A ce titre, il peut être soumis à un risque d’instrumentalisation de son existence. B. Bayle dans un ouvrage traitant de la ‘révolution procréatique’ – désignant ainsi l’ensemble des techniques de procréation assistée – montre les incidences psychologiques, physiologiques mais aussi philosophiques de cette démarche conduite par un désir ambiant subjectiviste. C’est ainsi que l’altérité de l’enfant peut être confrontée à  un refus de sa part d’inattendu – dans sa venue ou dans les caractéristiques imparfaites de sa chair : la qualité de son accueil par les parents se révèle dès lors et peut contribuer à la vulnérabilité de son existence. A partir de ce constat, comment ne pas soupçonner un lien avec l’utilitarisme contemporain qui porte atteinte au respect de l’embryon ? En effet, la pratique des diagnostics prénataux, envisagée initialement comme une information délivrée aux parents en vue de leur consentement éclairé, a pris la forme d’une systématisation dans le dépistage –qui signifie un « défaitisme, [une] prosternation devant la technique » (J.M Le Méné) - sur un fond de climat anxiogène pour la grossesse et de pression sociale à caractère nettement abortif. Le constat de cet obstacle majeur à la dignité de la raison nous invite, au contraire, à favoriser une métaphysique réaliste.

     Par ailleurs, dans les situations où la place du père n’est pas clairement établie, l’enfant se percevra comme un prolongement du corps de la mère  et ne pourra s’identifier au fruit d’une union conjugale : il  ne peut dès lors être reçu véritablement comme  un être  différent, unique et nouveau. Ce brouillage de filiation subi par l’enfant atteint son paroxysme dans les cas de dissociation de la parenté intentionnellement morcelée entre géniteurs et éducateurs, comme cela peut être le cas lors d’une AMP hétérologue ou, dans certains pays, par la pratique des mères porteuses.

     « Que ce qui n’est pas confirmé ne naisse pas »  est une expression du sociologue L. Boltanski  pour rendre compte également de la stérilité de l’acte conjugal dans ce qu’il  nomme des « arrangements » - dispositifs sociaux circonscrits à l’IVG ou au projet parental à l’égard des embryons congelés : leur enjeu est  une forme de régulation du lien entre la sexualité et l’engendrement, une fois la dissociation introduite dans les règles sociales.

     Pourtant, à l’inverse, les ressources pour mettre en valeur le devenir de l’enfant sont nombreuses pour conforter la raison réaliste et objective. Ainsi, M. Henry écrit que  «le ’ Je’ n’est  pas en mesure d’éprouver son entrée dans la vie mais il éprouve qu’elle est l’origine de toute expérience et le don qui permet de recevoir tous les dons. Le ‘Je’ s’éprouve constamment engendré dans la vie. Il expérimente la vie comme […] le don qui lui donne de recevoir et de se recevoir». Comment ne pas lire ici la conscience de la vie simultanément  comme transcendante et immanente et, de ce fait, ne pas réagir à toute désaffection de nos êtres bien incarnés en affirmant le souci du devenir de chacun ? Cette vision se rapproche de l’intérêt porté à la valeur ontologique et éthique de la vie, à savoir son inviolabilité. De surcroit, les connaissances embryologiques des dernières décennies nous apprennent que, dès sa fécondation, le zygote dispose des caractéristiques de l’espèce humaine : sa dignité appelle alors à être respectée afin de confirmer son unicité autant biologique que spirituelle. Alors, cet être sera accueilli par  « une parole d’ « adoption », un nom, un geste, un rite » (A. Guggenheim) de la part des parents : cette parole initiée dans le langage des corps amoureux est appelée à être «  inconditionnée pour être humanisante et singularisante ».

     De plus, l’approche phénoménologique - malgré sa position de retrait face à une ontologie de l’être -  tend à considérer l’union sexuelle dans la conjonction du biologique d’une part, et du sens inhérent à la « seule chair qui demeure dans le fruit » d’autre part. Cette démarche vient donc soutenir la valeur de la personne, jusques dans l’accueil de la vie de l’enfant.  Cette analyse est d’autant plus précieuse dans les situations de vulnérabilité du couple ou de l’enfant, illustrant le dilemme soulevé par A. Del Noce : « Le type d’intelligence […] au fondement de la science exige-t-il le renoncement à la forme mentale métaphysique  […] ;  est-il étranger aux jugements de valeur ? » . En effet, n’oublions pas que la modernité techno-scientifique bien orientée peut pleinement revendiquer d’aider les couples vers la fertilité ou d’apporter, si nécessaire, un soin au fœtus souffrant – par exemple dans la thérapie génique somatique in utero.

     Concernant l’identité de l’enfant reçue puis consolidée dans sa maturité,  il conviendra de garder à l’esprit l’essentielle ‘inconnaissance’ (supra 2.2.1) au sein du couple dont le tiers tirera bénéfice pour se construire. Cette réalité originelle sera confirmée par l’amplification du rapport à la sexuation pour le fœtus expérimentant la phase initiale de « solitude de la maternité [puis celle où] l’homme assumera davantage sa responsabilité paternelle, [l’un et l’autre dans une] écoute du langage des corps amoureux » (A. Guggenheim).

     Après avoir réfléchi à la méta-stérilité en lien avec le devenir de l’enfant, orientons-nous vers l’identité de l’être humain reliée à la  génération.

     

     

     

    2.2.3            La véritable généalogie de la personne

     

     S’interroger sur la généalogie conduit inéluctablement à envisager les situations où la filiation est malmenée par intention. D’une part, elle peut être cachée, tenue secrète : lors d’une AMP hétérologue, d’une gestation pour autrui ou aussi dans les cas d’embryon congelé confié à un autre couple – dont l’appellation  ‘adoption embryonnaire’ parait discutable. D’autre part, elle peut même subir une destruction : soit lors d’un avortement, soit pour un embryon congelé qui n’est plus intégré à un projet parental soit suite à un avortement post-natal,forme post-moderne de l’infanticide. Le divorce contribue à une fragilisation de la filiation : étant potentiellement générateur   de nouveaux foyers – mais sans annulation du lien générationnel – appelés ‘familles recomposées’ abusivement et injustement pour l’enfant, auquel on prétendrait dissiper la généalogie. Ce contexte sémantique mais aussi de situation est d’ailleurs particulièrement propice  à l’instauration d’un statut de ‘beau-parent’  relativement à  la tenue d’une fonction : c’est alors que s’introduit le néologisme ambiant de ‘parentalité’, levier supplémentaire pour troubler les liens de filiation. Ce contexte lexical propice à un changement de paradigme est, sans nul doute, à rapprocher du nouveau concept d’ « homofiliation » où s’évanouirait le lien originaire doublement sexué de l’enfant. Nous touchons ici au registre lexical retenu pour un duo homosexuel, au sein duquel la réalité  filiale d’un enfant accueilli est tenue secrète par l’absence-même de l’altérité sexuée.

     Un univers  d’absolutisation du désir des adultes peut aller jusqu’à un abus technologique pour désarrimer de la généalogie et de la finitude peut s’insinuer : la société est alors appelée à renoncer à la raison dans un éclatement radical de la sexualité en se laissant séduire par le clonage. Celui-ci peut s’interpréter comme un parricide moderne – en détruisant l’empreinte d’un géniteur – et une  aliénation existentielle radicale en ne dupliquant qu’un seul patrimoine génétique. Cette voie paroxystique de la destruction  généalogique pourrait conduire à ne retenir que le seul  processus d’interaction gamétique, une fois réalisé le fantasmatique utérus artificiel. Analogiquement, la fascination technologique du post-humanisme propose d’« accueillir comme  un alter ego celui qui ne me regarde pas, parce qu’il n’appartient pas d’abord à mon horizon de sens ou bien à ma définition de l’humain » et de considérer le monde inertedes robots par exemple - comme « la promesse d’une cohésion nouvelle et salutaire » (J.M Besnier).  Comment ne pas voir l’expression franche d’une indifférence fondamentale au monde du vivant et donc à l’être humain ? Ces tendances extrêmes exposent le trouble post-moderne relatif aux frontières d’identité entre les catégories d’êtres comme l’attestent des productions cinématographiques futuristes – telles que Matrix.

     Ces situations ou ces projections relatives au drame de la dislocation de filiation par intention sont susceptibles d’affecter gravement l’identité de l’enfant. Toutefois, la conscience de la transcendance de sa vie aide à revenir à sa réalité de créature spirituelle et à ne pas l’enfermer dans son seul conditionnement psycho-social. La compréhension de l’origine de chaque être en tant que « donnée ontologique intégrale [qui] recouvre l’ensemble de l’identité personnelle » amène à voir la « double dimension parentale (généalogique) et radicale (Etre premier) » (P. Benoit).

     Cette vision intégrale permettra, en particulier, d’envisager les guérisons des brisures vécues par l’enfant d’abord orphelin avant de connaitre l’adoption. Elle permet aussi aux parents adoptifs de prendre conscience de leur « dynamique de participation à une histoire, à un dessein qui les dépasse et dont ils ne sont pas les premiers responsables » (O. Bonnewijn).

     Il est toutefois important de noter, avec P. Benoit, que « la paternité naturelle est toujours le modèle caché de toutes les paternités » sans, toutefois, renoncer à la noblesse de paternité adoptive qui n’est pas la cause d’un « déficit de filiation mais vient en aide à l’enfant, en tenant compte de la déficience de l’origine ».  

     

     

    2.3Dialectique stérilité-fécondité 

     

    2.3.1           La fécondité conjugale dans l’anthropologie chrétienne 

     

     L’humanité plurielle voulue originellement – comme relaté par le récit fondateur de la Genèse - orientera la réflexion sur les conditions de la fécondité conjugale. Commençons par en distinguer le fondement, l’exercice et la finalité par une analyse dans la Genèse dans le contexte sémitique pour en éclairer le sens.

      Prolongeant la venue au monde de l’être humain générique comme mâle et femelle de Gn 1, l’avènement de l’homme (ish) – sur lequel « YHWH [Yahvé] Elohim fait tomber une torpeur » - prend réalité et sens face à la femme (ishah) «quand Elohim bâtit la côte qu’il a prise de l’homme en femme. Il l’amène vers l’homme. L’homme dit : ‘Cette fois, os de mes os, chair de ma chair, celle-ci sera proclamée femme, Ishah, car de l’homme, Ish, celle-ci est prise.’ ».  C’est ainsi que cet état d’inconscience d’Adam traduit l’essentielle présence de Dieu pour qu’advienne l’humanité plurielle et la révélation de son identité profonde. Dans la reconnaissance comme ‘os de ses os et chair de sa chair’ (Gn 2,23), c’est l’accès à l’identité de l’un à travers l’autre qui se dévoile. Pour aller au-delà, M. Balmary nous convie à une analyse caligraphique des termes hébreux ‘ish’ et ‘ishah’ : elle décrit que deux des lettres sont communes, la troisième spécifique (le ‘yod’ pour l’homme et le ‘hé’ pour la femme), sachant que Yod et Hé constituent le début de YHWH. Il apparait alors que le premier lieu du divin est dans la différence des sexes et que, de plus, son absence laisse la place à la partie commune, esh qui signifie le feu.  Ce détour sémitique permet de saisir la nature du fondement de l’altérité sexuée au sein de la conjugalité - exprimée par le verset qui suit (Gn 2,24) – en « une seule chair ».

     Cette rencontre originelle met aussi l’accent sur la manière d’exercer cette différence dans la découverte réciproque de leur identité d’homme et de femme.

     Les obstacles à cette mission se manifestent : dès Gn 3,1 suite au serpent qui s’adresse à l’humanité, leur nudité primordiale subit un changement de sens : la blessure de leur amour se manifeste alors dans la peur de l’autre. S’immisce alors dans leur relation l’écho du «père du mensonge». Ainsi, l’humanité livrée à la peur et à l’angoisse est tentée de « porter le regard vers les idoles […] ; même la capacité de connaître la vérité se trouve alors obscurcie et sa volonté de s'y soumettre, affaiblie» (Jean-Paul II). L’alliance se trouve alors fragilisée par un éloignement de leur propre identité masculine et féminine. La concupiscence s’insère dans leur relation : à leur capacité d’accueil mutuel se substitue une objectivation de l’autre. Alors, chacun sera tenté de fuir dans un univers clos, signe de narcissisme ou de fusion. L’être renoncera alors à la liberté authentique en tant « qu’ouverture universelle à tout ce qui existe, par la sortie de soi vers la connaissance et l'amour de l'autre». Pour sa part, la femme sera tentée par le registre de la séduction : plaire au lieu d’habiter son être propre avec sa richesse intérieure. Quant à l’homme, il risque de se laisser entrainer dans l’illusion de la toute-puissance de l’agir technique jusqu’à l’envisager comme ontologique. L’exercice de sa responsabilité envers son conjoint devient alors plutôt un rapport de pouvoir vécu dans la  domination ; de plus, le vécu du corps comme un avoir va survaloriser la génitalité. Combien cette  «raison close dans l’immanence technologique […] comporte un refus décisif du sens et de la valeur » et conduit à la dramatique  « difficulté de comprendre comment du néant a pu jaillir l’être et comment du hasard est née l’intelligence» (Benoit XVI).  La masculinité et la féminité seraient alors sacrifiées sur l’autel de l’éphémère – du vieillissement organique et de la techno-science prométhéenne – et de la seule autonomie subjectiviste en réaction à une hétéronomie historique du devoir extérieur. N’est-ce pas ainsi que le sens conjugal du corps peut se perdre jusqu’à ternir la dignité du don entre les époux ?  

     Quant à elle, la finalité de l’altérité sexuée confiée à l’humanité s’exprime dans le « une seule chair » qui signifie la valeur suprême du don réciproque et mutuel dans l’ouverture à la vie d’un tiers au sein de leur propre unité constituée dans le divin. C’est ainsi que Jean-Paul II développait le sens de l’union conjugale :

     «  Le Concile Vatican II, particulièrement attentif au problème de l'homme et de sa vocation, déclare que l'union conjugale, ‘una caro ‘, ‘une seule chair’ selon l'expression biblique, ne peut être totalement comprise et expliquée qu'en recourant aux valeurs de la «personne » et du « don ». Tout homme et toute femme se réalisent pleinement par le don désintéressé d'eux-mêmes et, pour les époux, le moment de l'union conjugale en constitue une expérience tout à fait spécifique. C'est alors que l'homme et la femme, dans la « vérité » de leur masculinité et de leur féminité, deviennent un don réciproque. Toute la vie dans le mariage est un don ; mais cela devient particulièrement évident lorsque les époux, s'offrant mutuellement dans l'amour, réalisent cette rencontre qui fait des deux ‘une seule chair ‘ (Gn 2, 24). Ils vivent alors un moment de responsabilité spéciale, notamment du fait de la faculté procréatrice de l'acte conjugal. Les époux peuvent, à ce moment, devenir père et mère, engageant le processus d'une nouvelle existence humaine qui, ensuite, se développera dans le sein de la femme. […] La logique du don total de soi à l'autre comporte l'ouverture potentielle à la procréation : le mariage est ainsi appelé à se réaliser encore plus pleinement dans la famille. Certes, le don réciproque de l'homme et de la femme n'a pas pour seule fin la naissance des enfants, car il est en lui-même communion d'amour et de vie. Il faut que soit toujours préservée la vérité intime de ce don». L’amour-communion entre les époux est porté vers l’ouverture à la vie jusqu’à intégrer l’altérité nouvelle dans leur ‘unité des deux’. Le mystère-même de l’unité exprimé par l’hébreu ‘basar ehad’ – traduit par ‘une seule chair’  – peut être rapproché du même qualificatif retenu pour l’unité divine (Dt 6,4 : ‘Adonai ehad’). Se dessine une invitation à mieux saisir la source et le sens du bonheur conjugal sur le chemin de l’unité et de la diversité de ces deux êtres-de-don.

    Intéressons-nous maintenant à préciser le sens de l’humanité plurielle pour mieux distinguer les obstacles à la réalisation de l’ « una caro ». En ce sens, P. Benoit apporte une analyse de l’identité sexuelle en tant que « structure de communion qui se mesure par la perspective d’être une ‘seule chair’ avec une personne de l’autre sexe. [Son] déploiement complet implique la fécondité, ce que seule l’hétérosexualité atteint. […] Au contraire, l’homosexualité et la transsexualité […] empêchent d’atteindre cette perfection spécifique de l’ «una caro»».

     La finalité de cette fécondité de l’homme et de la femme se trouve largement obscurcie par les différentes formes de dissociation entre la sexualité et la procréation. Ainsi, la pratique contraceptive favorisée par l’hédonisme s’oppose au don total entre les époux et témoigne d’un échec à l’unification de leur être respectif. L’avortement, comme issue fatale à la vie de celui qui aura été néanmoins conçu, vient radicaliser ce refus de l’enfant.  D’ailleurs, le néologisme – ‘interruption volontaire de grossesse’ – reflète l’abandon de la vérité de l’altérité sexuée au profit de la seule volonté.

     Inversement, Benoit XVI nous livre le sens du mariage dans la présence divine à tout acte procréateur : «L’eros est comme enraciné dans la nature même de l’homme ; Adam [et]  sa femme, seulement ensemble […] représentent la totalité de l’humanité : ils deviennent ‘une seule chair’. […] Selon une orientation qui a son origine dans la Création, l’eros renvoie l’homme au mariage, à un lien caractérisé par l’unicité et le définitif   ».

     Cette authenticité de l’amour-engagement permet de mieux saisir  les limites inhérentes aux ‘unions libres’ telles que le concubinage qui tend à affaiblir le sens de la fidélité en accordant le  primat aux sentiments : une apparente défaite de la confiance conjugale.

     Comme il a déjà été mentionné, le brouillage de filiation par l’AMP est un empêchement intentionnel au moins partiel à l’ « una caro » dans son intimité. Pour en mesurer l’ampleur, citons X. Lacroix à propos de la destinée de deux êtres amoureux dans la « solidarité des liens du sang, […] l’union des corps et […] l’enfant en lequel s’incarne l’union» ; le dernier point rejoint la pensée de M. Balmary  évoquant  l’ « enfant comme chair unique ». De plus, une pseudo-efficience de l’AMP – qui atteste d ‘une objective contre-productivité technique - en réponse à la volonté  parentale ne trahit-il pas, dans son essence, un refus d’obéissance à la  vraie fécondité conjugale ? De plus, sa pratique actuelle en s’associant au concept de  ‘projet parental’ marque sa dévalorisation de l’engendrement. Cette vision prométhéenne modernisée – allant jusqu’à désigner qui est digne de partager notre humanité – pourra être également rapprochée du paradigmatique « enfant désiré » : celui-ci, puisqu’attendu et programmé, désignerait celui qui sera aimé … mais nous pouvons légitimement nous demander comment se vit alors la gratuité d’accueil de l’altérité, caractéristique de la cellule familiale ? 

     Ainsi, ces différents chemins de stérilité résultent d’une soif d’émancipation aux dépens d’une authentique liberté, exprimée particulièrement dans la vocation à l’autre. L’enjeu de la réflexion est de dépasser la vision de la liberté sexuelle réduite à  la jouissance sexuelle de son choix.  C’est pourquoi l’amour conjugal, comme expression de la communion interpersonnelle – et non pas de l’intersubjectivité régie par un égoïsme des deux partenaires- conduira à approfondir la source de notre filiation en tant que parents et en termes d’identité de l’enfant.

     

    2.3.2           Le mariage comme unité dans la diversité du don et son indissolubilité 

     

     Après avoir analysé les atteintes à l’humanité plurielle dans l‘altérité sexuée, voyons quelles richesses intérieures elle peut nous délivrer.

     Pour mieux appréhender l’union conjugale selon la vision chrétienne, Jean-Paul II approfondit que les « époux ne faisant qu'un sont appelés l'un et l'autre à un amour de caractère nuptial en écho à l’harmonie originelle de la commune dignité entre l’homme et la femme. Cet appel qu’ils reçoivent « est inscrit dans l'institution du mariage ». L’alliance dans la rencontre de deux histoires et l’amour tendent à une unification dans l’exercice d’une altérité singulière. Cette dimension est également exprimée par A. Von Speyr :  l’ancrage transcendantal personnel entre ‘ish’ et ‘ishah’ amène à accueillir dans une profonde joie  que « l’acte entre les époux et sa fécondité se trouvent beaucoup plus dans l’obéissance que dans l’enfant engendré». Nous touchons là au cœur-même du dépassement de la seule fertilité dans la fécondité de l’exercice de l’humanité plurielle.

     Après s’être concentré sur le fondement et le sens de l’amour conjugal, réalisons combien, dans sa vocation à l’autre, le conjoint réalise l’amour de don exclusif et le vit dans la fidélité à son engagement libre. Cette même axiologie se retrouve au sein de l’acte conjugal, qui ne saurait être vécu en dehors de l’ «unité des deux », où se manifeste le consentement où chacun est appelé à vivre le sens du bien commun familial.

     Cette circulation d’amour dans la sphère conjugale est d’emblée perceptible dans l’expression de M. Hendrickx « Aimée pour aimer à son tour  » : une manière de nous introduire au sens de l’ « aide » (Gn 2,18) – ‘ezer’ - vitale, apportée par la présence de la femme (cf. 3.1). Son caractère vital permet, à l’homme et à la femme, de réaliser la profonde signification de l’humanité intégrale mais aussi du mystère de chacune de leurs personnes. Ce même passage place la vocation de la femme au-delà du ‘faire’ pour ouvrir à la beauté conjugale du don réciproque où le regard et la parole sont d’incontournables catalyseurs.

     L’  existence conjugale n’est ni une  juxtaposition de deux êtres ni une  globalité impersonnelle mais vécue réciproquement «l'un pour l'autre»’. La diversité donative dans l’altérité sexuée est susceptible d’ouverture au-delà des seules frontières familiales. Face à ces enjeux de décentrement de soi – conjugal ou fraternel - notre liberté humaine se confronte à la finitude de notre être.

     L'ouverture potentielle à la procréation fait également partie intégrante du don irrévocable et sans partage entre les époux qui est comme une participation à une fécondité qui nous dépasse.  Le mariage et la famille constituent le contexte authentique où la vie humaine trouve son origine  pour une  procréation réellement responsable vis-à-vis de l’enfant comme étant le fruit du mariage. De plus, aucune des techniques de procréation médicalement assistée ne remplace l’acte conjugal, qui reste seul digne d’une procréation responsable ». Concernant le contenu de cette responsabilité dans la régulation de la transmission de la vie, le désir des parents est appelé à être conforme à la juste générosité d’une parenté responsable, sur un horizon d’exercice de la paternité/maternité relatif à l’ensemble de l’engendrement – conception, naissance et éducation – en tant que constitutif de  l’origine intégrale de l’enfant dans son unité.


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